Une nouvelle journée. Une nouvelle cible. Une nouvelle commande. Des esquisses, des constructions, des ébauches. Un premier schéma présentant l’état des lieux et laissant apparaître les premiers calculs entourant les fondations du travail de l’architecte. Marchant sur une époque passée et une époque présente, le Masque de Fer s’avançait vers son futur. La prochaine phrase de sa suite continuelle de dialogues internes n’était rien de moins que la prochaine dizaine de secondes qui le rapprochait de son avenir. Peut-être que c’était l’opium, mais il lui semblait pouvoir encore ressentir son précédent dialogue avec le reste du Nouvel Ordre. Comme s’il n’y avait qu’un seul rideau cachant les différentes périodes temporelles. En tendant la main, il pourrait presque toucher son lui du passé. Ou bien serait-ce le futur qu’il empoignerait ? Le temps semble si fragile une fois qu’on peut l'apercevoir. Mais si ses yeux n’étaient aucunement bénis par le véritable regard sur la réalité du monde qui l’entourait, il ne verrait que sa planche. Un homme tremblant, donnons-lui trente ans. Moustachu, cheveux courts. Des vêtements qui semblaient démodés depuis deux siècles, mais il n’était pas question de critiquer les multiples cultures qui se mélangeaient et se fondaient sur les prairies technocrates de Dösatz. Le futur assassiné, si l’on puit dire, se voyait acculé à un mur de briques, pieds sur le gazon gris de la ruelle dans laquelle il était coincé. Tremblant et bougonnant des prières et des sanglots, son dos s’étant enraciné au cul-de-sac alors que ses mains ne savaient pas s’il leur fallait protéger son visage ou son torse, il ne pouvait s’empêcher de fixer le visage de métal pensif qui croisait les bras en machouillant son cigare. Ses bras croisés laissaient l’un de ses doigts tapoter contre le coude qui l’opposait, alors que son autre menotte empoignait le pinceau qui lui permettrait de compléter sa commande. Ce serait mentir que de dire qu’il avait mieux à faire à l’heure actuelle, mais son professionnalisme ne pouvait le laisser bâcler un travail. Alors, se demandait-il, comment s’amuser un instant avec ce qui était mis à sa disposition ?

”Les limitations influent sur la créativité, qu’ils disent...”

Ses yeux peut-être robotiques se plissèrent un instant alors que son cerveau peut-être tout autant mécanique se trouvait orageux. Des éclairs furent envoyés de neurone à neurone alors qu’il lui fallait trouver la bonne idée. Sa main libre ascendit un instant pour laisser son index appuyer contre son front, relevant légèrement son chapeau et laissant paraître le chiffre qui le décorait de temps à autres. Argh ! Etait-ce vraiment le bon moment pour souffrir d’un Art Block ? Il releva alors soudainement son arme, avant de la baisser à nouveau. Peut-être qu’en tenant le Glock d’une autre façon ?... Un peu plus vers le haut ?... Non, non, cela aurait simplement l’air d’être l’oeuvre d’une brute. Puis, soudainement, ce fut la révélation. Faisant un tour sur lui-même, il tira vers le sol. Le projectile se mit à rebondir, n’en déplaise aux lois de la physique et la constitution de la ruelle. Et la balle alla alors se loger dans l’oeil du récepteur qui se voyait béni de l’oeuvre de Quatre. De son crâne, planète vierge, vint sortir une pousse. Cette pousse devint bientôt tige, puis bulbe, puis fleur, puis arbre, puis baobab. Son feuillage vint accueillir papillons et oiseaux. Dans la fumée de la cartouche dépensée se manifesta Démeter, ayant apporté son toucher miraculeux sur le visage du jeune homme. Dans la cervelle qui se retrouva sur le mur se traça la signature d’un christ inconnu qui venait de mouler une terre sur laquelle se développerait la vie. Et le sang qui coulait sur les cheveux n’étaient rien d’autre que l’eau qui suffirait aux pauvres bêtes marchant sur ce monde à survivre. C’était beau, superbe, magnifique, parfait. Quatre était ravi. Et laissant son oeuvre observable par tous, il se prépara à s’en aller. Puis il entendit un craquement.

Ce que les autres appeleraient “cadavre”, “immondice”, “résultat écoeurant de l’esprit malsain d’une abomination macabre” venait de bouger. C’était étrange… les morts n’avaient pas véritablement l’habitude de se mouvoir. Peut-être que le toucher de l’artiste était devenu bien plus puissant qu’il ne l’imaginait. C’était une excellente surprise, si tel était le cas. La surprise qui ne fut aucunement excellente fut le soudain tir dans son abdomen. Cela ressemblait à la perforation des deux cornes d’un taureau chargeant à toute vitesse. C’était extrêmement douloureux, même pour le si charismatique artiste. Un dé tomba de sa poche, et ce même charisme fut tel qu’il s’en trouva trop beau pour souffrir. Et ainsi disparurent ses blessures. Un instant pour s’habituer à la soudaine disparition de ses douleurs, et il put enfin se concentrer sur ce qui venait de se passer. Son oeuvre était debout, face à lui, tenant dans l’une de ses mains un fusil de chasse à deux canons sciés. À la place de son oeil manquant s’en trouvait un nouveau. Son corps auparavant attirant se trouvait plein de veines gonflées, violettes. Comme si le possesseur de cette cuirasse de chair était particulièrement en colère. Mais cela ne semblait pas être le cas, car son visage se trouvait apaisé. Il se vit bientôt touché par une balle sortant du canon de la Palette du visage de métal. L’antagoniste de notre belle histoire tomba en arrière, avant de disparaître, pour au final ressortir de l’ombre provoquée par le mur.

”Lucas de Laniakea.”

”Cardinal Iscariot.”



Le dénommé Cardinal s’était retrouvé dans des habits témoignant de sa fonction et pourtant laissant place à une grande aise dans ses mouvements. Son manteau se trouvait tout aussi large que celui de son adversaire, et son chapeau était bien plus grand que celui de l’artiste. Deux verres de lunettes couvraient à présent ses yeux et brillaient autant que ses épaisses dents. Malgré la large dentition découverte par son sourire, il gardait un air assez magnifique. L’être qui venait de prendre possession de la dernière victime du Masque de Fer semblait le connaître tout comme Quatre connaissait celui ayant un titre d’homme d’église. Dans leurs larges vestes qui paraîtraient ridicules si elles étaient portées par qui que ce soit d’autre, ceux qui venaient de se flinguer étaient à présent en train de se fixer du regard. L’air n’était pas véritablement tendu, mais pourtant il y avait une animosité capable d’électriser les pauvres mortels qui pouvaient passer par là.

”Je vois que le chien de Victor reste toujours actif dans ses meurtres sans reproches ni regrets ?”

”Iscariot, mon ami, cesse donc de saler tes attaques fades. Dis-moi donc la raison de ta si soudaine résurrection. Comment donc est-ce qu’un sous-fifre traître et couard est-il parvenu à venir soudainement me voir sans salir ses sous-vêtements ?”

”Oh, me revoilà à entendre le même magnétophone brisé. Mes excuses d’avoir fait preuve d’empathie pour ceux qui en eussent besoin.”

”Chaque jardin se doit être vidé pour que l’on y mette la prochaine récolte.”

”Et te revoilà donc à justifier ta soif de sang ! Pathétique goutte d’encre dans une boite de conserve, m’as-tu préparé une nouvelle dissertation pour expliquer ta vision si artistique ?”

”Cela serait te faire preuve de plus de respect que tu ne mérites. Tes chances de gagner un quelconque honneur se sont envolées avec ton corps originel.”

”L’autre moitié de ton balai multifonction purge encore ton gros intestin. Tu n’as jamais été capable de respecter une quelconque personne hormis pour un épouvantail, un nain dans un seau, une donzelle alcoolisée et une boule à facette. Quelles belles graines tu souhaitais donc planter dans ton jardin !”

”J’ai construit un monde dans le sang d’êtres impurs alors que tu ne faisais qu’essorer tes yeux dans chaque cimetière. Il m’est évident de devoir hausser mes standards, sans quoi je finirais à ton niveau, adorant des monstres et des titans de temps anciens et pissant par les paupières du fait qu’ils aient disparu.”

”Oh, le quatrième cavalier se sentirait-il chatouillé dans son orgueil ? Il n’y a plus de chef à ton quintuor et tu te la joues mégalomane à présent ? Je vois que tu restes le marchepied de ton escouade. Et pourquoi donc ? Parce que tu t’es fait giflé par un fantassin à la main orange en sortant d’un bar ?”

Quatre se mit à sourire.

”Tu ne sais rien du véritable espoir qu’il m’a offert ce jour-ci. Un excès de lettres dans ce grand code universel qui nous entoure comme toi ne pourrait comprendre...”

C’est alors qu’il se tut. Cardinal haussa un sourcil, alors qu’une trace gantée orange ornait son visage, faisant miroir à cette décoration que le Masque de Fer avait reçu ce jour fatidique.

”Et bien ? La machine voulant écrire son propre univers se voit bien silencieuse. Ton inspiration est-elle morte, camarade sbire ?”


Silence.

”C’est bien dommage que ton créateur ne puisse plus te dire à quel point tu es spécial en te berçant le soir. Mais que croyais-tu ? Manipuler le bambin de celui ayant dirigé l’apocalypse ? Se dire qu’avoir survécu au marquage faisait de toi le plus puissant de tous les dieux ? Tu n’es toujours que le même tas de goudron dans une armure lustrée. J’ose espérer que tu trouveras assez de miettes pour te sustenter un fois son festin passé. Maintenant, excuse-moi...”

Quatre plissait simplement des yeux alors que l’autre passa à côté de lui pour quitter la scène. Tournant la tête, le masque de fer assura que sa malédiction s'abattrait sur ce rival datant d’avant l’existence de l’humanité.

”...J’ai un Dieu à servir.”

Et il n’y eut plus de Cardinal. Cela importait peu. Ses bobards ne valaient rien. Les doutes passeront d’ici quelques jours. Quatre ne pouvait être manipulé.

C’était tout simplement impossible.